A la rue

A la rue – Exposition de portraits – 2010

Ils vivent dans la rue. Beaucoup les ignorent. Pour autant eux-même préfèrent passer inaperçus.
Qui sont ces personnes croisées à de multiples reprises ?
Les conditions de vie ne sont pas des plus faciles, quand on vit dehors.
Un slogan militant affiche «La rue tue». J’ai vu quelques bouquets de fleurs accrochés ici et là, à la mémoire des SDF (Sans domicile fixe), morts de froid, de maladie ou que sais-je. Je n’étais pas en mesure de me représenter une image des disparus.
C’est donc par l’image que j’ai voulu aller à la rencontre des gens qui vivent dans la rue.
Ce que je propose aussi, c’est de faire connaissance à partir de portraits, que l’on soit attiré par l’image, si possible une belle photo. Et puis, que l’on fasse plus ample connaissance.
La rencontre est toujours une surprise. Pour moi, ce sont des moments forts, parfois difficiles, puisque d’emblée, la confiance réciproque est mise à l’épreuve.
Les offres d’accueil et d’hébergement sont partielles. Mais c’est par ces structures que j’ai pu commencer à entrer en contact avec les gens qui vivent dans la rue : la Croix rouge, la Maison des solidarités (Fondation Abbé Pierre), l’Ordre de Malte (SAMU social), le 115…
Ces structures m’ont ouvert leurs portes et permis d’évoluer parmi les membres de leurs équipes. J’ai pu mesurer l’importance de leur travail, de leur générosité, de leur réactivité. Avec le Samu social, j’ai sillonné les rues en oubliant mon appareil photo. Je garde à l’esprit que les images que je donne à voir doivent être de bons portraits. Ce n’est donc pas du reportage au sens premier puisque j’ai laissé de côté l’objectivité et la cruauté de certaines situations.
Je reste fidèle à l’idée initiale : proposer la rencontre et m’assurer que chacun de mes «modèles» soit fier de son image, à un moment que je ne souhaite que temporaire.

 

James
44 ans
«Je laisse aller avec le temps…». Un peu surprenant de la part de quelqu’un qui ne semble pas se laisser aller, justement. Car c’est… Une bête !
Normal, pour un ancien entraîneur de boxe. Il en a gardé la carrure. Il est là, placide. D’ailleurs, non loin de lui passe une très vieille dame – 95 ans -, accompagnée de son caddie. La présence de James ainsi que de ses amis la rassure.
Pourtant la vie n’est pas si facile que cela, avec une carrure et des muscles, il est des accidents dont on ne se remet pas. Les accidents de la vie en font partie. Pendant vingt belles années, un joli parcours de boxeur, un métier d’entraîneur et puis une maladie, terrible, qui fait perdre la mémoire et tout le reste, dans la foulée.
Maintenant, retrouver un appartement, ça devient un rêve. La prise en charge médicale et la reconnaissance de la maladie ont apporté de nouveaux droits, mais pas l’appartement tant convoité. C’est qu’il y a encore beaucoup de démarches à faire. Des démarches à entreprendre seul. Et c’est là que ça coince : «devoir démarcher seul, je n’y arrive pas. Ou alors, avec quelques bières, je me sens plus motivé ».
Il est peu probable que cela puisse arranger la situation. James est le premier à le déplorer. «Aujourd’hui, je suis clean. Mais je suis fatigué. L’alcool n’arrange rien, je le sais bien et je préfèrerais passer mes journées à autre chose…».
Une cure ? James n’est pas contre. Il se doute qu’il a dû en passer par là, car il suit un traitement. Mais il n’est plus trop sûr. Il ne se souvient pas. Il n’arrive plus à se souvenir. Quand ses paroles s’arrêtent, c’est la mémoire qui s’est échappée. Le regard entre désarroi et interrogation laisse sur une impression – déstabilisante – d’inachevé.

 

Ahmed
45 ans
Toujours le sourire aux lèvres, jovial et accueillant. Tout semble aller tellement bien pour Ahmed… «C’est le sourire qui cache le malheur», soupire-t-il.
Des petits bonheurs, il en rencontre parfois. Des grands, jamais. Trente ans que ça dure !
Pour autant il ne veut jamais baisser les bras, mais au contraire tenter d’aider les autres, «parce que ça ne coûte rien».
Comment vit-il ? Au hasard. Il y a la «routine renouvelable», celle qui fait que les jours se ressemblent plusieurs fois d’affilée, avec une chute de moral à la clé. Parfois, par le bouche à oreille, il y a du travail : peinture, maçonnerie, vendanges… Parfois bien payé. Souvent pas bien payé, voire pas payé du tout ! «Ca m’arrive de faire plusieurs fois la même connerie, plaisante-t-il. C’est ma personnalité qui me donne la force de résister». On est loin de son emploi d’enseignant. Un métier qui lui faisaient côtoyer les jeunes.
Et justement, Ahmed est inquiet. Inquiet du sort de ces jeunes qui pourraient basculer dans la précarité. «En dix ans, j’ai pu observer comment la rue avait évolué. Si on ne fait pas attention aux jeunes, la rue deviendra dangereuse. On a un gros problème d’orientation, regrette-t-il. Il ne faut pas oublier ce certains ne sont pas capables de faire les choses tous seuls». Quant aux moins jeunes, il regrette que les solutions trouvées jusqu’alors ne fassent que concentrer géographiquement les SDF. Cette concentration qui démultiplie les tentations de retrouver les vieux démons que l’on sait : l’alcool, la drogue…
Son orientation, s’il en était maître, ce serait de reprendre les études en sciences de l’éducation et aussi en sociologie. Il n’est pas novice en la matière et ironise volontiers : «Avec ce que j’ai vu et ce que l’ai vécu, je devrais facilement obtenir le Doctorat de sociologie». Mais rester là-dessus ferait oublier sa volonté d’aider les autres parce qu’il rêve de créer une association humanitaire socio-éducative.
On ne se refait pas !

Jean
38 ans
La course du 115 : appeler jusqu’à ce que ça réponde, décrocher une nuit dans un centre d’hébergement… L’objectif de chaque soir, à 19 heures.
Jean ne s’y prend avec méthode. Il réquisitionne jusqu’à quatre complices qui appellent autour de lui. Et celui qui l’emporte lui passe la communication… Il est rusé, Jean. Mais c’est quand-même abominable.
Il se présente. Pas moins de trois nationalités : française, algérienne et libanaise. Son boulot – assez obscur – l’a conduit dans presque tous les coins du monde. Le dernier en date ressemblait à une arnaque qui l’a ramené en France, sans un sou, sans un ami, sans toit. Il n’y a plus que la rue. «Chacun chez soi et Dieu pour tous… Les sauvages ne sont pas forcément là où on pense !». Mais Jean affirme ne pas être en colère.
Il ouvre une sacoche en cuir et se met à lire un texte écrit quelques jours plus tôt :
«Déjà quatorze jours passés en France. Déjà des révisions administratives, etc. En réalité, malgré un sérieux de la part du gouvernement français, une stagnation évidente de tout process engagé, une crise et un manque de tout se propage, comme une fin évidente du système social.
Dans quel secours tous ces mystificateurs se tourneront-ils, quand il n’y aura plus rien ?
Vers quelle idéologie réverbératrice ?
Sur quel dogme s’appuieront-ils ?
Simplement, je crois qu’ils prendront sur une idéologie de partage, sous un contrôle unique afin que le peuple se sente soulagé et surtout ne réfléchisse pas trop.
Une conscience mondiale avec assimilation des biens et des personnes et anéantissement moral des autres, surtout de ceux qui se plaignent. De ce fait, les gens fuient la réalité, leur réalité de conscience, c’est à dire, leur instinct de survie.
Ils se laissent guider par une société mal construite, sans cesse en innovation de recours, mais liée à l’impossible, via une perte d’autrui».

Hamid
37 ans
C’est la star d’un temple toulousain de la consommation …
Qu’on en juge : sa photo géante est restée accrochée dix-huit mois sur le toit de la galerie commerciale Auchan de Balma. C’était le travail d’une étudiante des Beaux-arts : Travailleurs de l’ombre (2009).
Qui pouvait s’imaginer que le travailleur en question – celui dont l’image agrémentait l’esthétique de l’hypermarché – travaillait dans le bâtiment, je jour et cherchait un abri, la nuit ?
L’aîné de huit enfants a dû apprendre à se débrouiller seul depuis l’âge de quatorze ans. Partir très tôt de l’environnement familial, c’est prendre des risques. Parmi lesquels l’influence des autres, des adultes, des anciens, de «ceux qui savent». Dans le bâtiment, donc, avec des compagnons. Il n’y a peut être pas mieux pour apprendre le métier, mais il faut reconnaître que démarrer la journée sur un chantier à cinq heures du matin avec un «blanc-pêche» dans le ventre, ce n’est peut-être pas mieux qu’un bol de chocolat, en attendant la sonnerie du collège… Pour Hamid, une bonne partie de ses tourments vient de là. Une relative stabilité, avec son amie, de 15 à 25 ans, puis partir, sans assurance sur l’avenir, impulsivement et tout recommencer, ailleurs. Plus de dix ans à ce rythme, tout larguer, bouger, recommencer : «J’ai l’impression d’avoir toujours eu le dos au mur».
Et puis, ça y était presque. Les papiers, ok. Le boulot, difficile, mais ok. L’appartement luxueux, ok. La copine, ok. «Et puis, c’est comme si tout avait cramé avec l’appartement».
Donc, c’est tout seul qu’il se retrouve à la rue, avec ses papier en règle, certes, mais avec des genoux qui ne peuvent plus lui permettre de travailler dans le bâtiment. Cuits eux-aussi. A cet instant du récit, il sourit largement, s’excusant presque de sa réflexion : «Ca finit par peser ! ».
Après plusieurs stages concluants, Hamid entreprend maintenant une formation d’auxiliaire de vie auprès des personnes en fin de vie. «C’est pas facile : parole d’un dur à cuire ! Mais j’aide les personnes et je veux arrêter d’errer». Au final, c’est un curieux retournement de situation. Les «vieux» lui offrent un nouveau départ…

 

Monsieur A.
34 ans
Un grand bonhomme tout fin à l’allure et au sourires timides. Pour lui, pas de photo. Il ne veut pas se voir. Il n’a pas envie d’être vu, encore moins regardé.
D’où lui vient ce souci de discrétion ?
Situation irrégulière ?
passé douteux ?
Même pas.
C’est juste quelqu’un qui revient de loin. Qui revient de la médiathèque, à l’instant présent. Qui revenait de six mois d’hospitalisation, juste avant. «Je n’ai plus que quelques médicaments à prendre, maintenant… Ca va ! », tempère-t-il.
En remontant le temps, on apprendra qu’il est parti de Mauritanie huit mois auparavant, espérant trouver meilleure vie en Libye. Il n’y rencontrera que la torture. «Je me suis échappé», confie-t-il. Il insiste sur ce terme : échappé.
Echappé de Libye pour échouer en Italie où il sera exploité.
Monsieur A. semble se remettre sur pieds et avance vite. Un métier qui pourrait lui assurer de trouver du travail une fois rétabli, une ouverture et une soif d’apprendre révélées par ses emprunts à la bibliothèque… Autant d’atouts qui laissent à penser que le plus dur est derrière lui, que bientôt, il ne cherchera plus à tuer le temps pour passer ses journées.
Etrange recherche, d’ailleurs, que celle de vouloir tuer le temps en se gorgeant d’information, de culture et de balades dans la nature. Des indices tout à fait classiques d’un retour à la vie, disons… conventionnelle.
Mais c’est sans compter sur un pessimisme désormais enraciné bien profondément. Le regard dur, Monsieur A. affirme sans ciller, avec une voix étonnamment douce :«Je n’attends plus rien. Il n’y a pas d’espoir». La discussion est close. Définitivement close.

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